Sur le site des " Dialogues Stratégiques ", Véronique Ange-de-Friberg interroge Luc FERRY, philosophe, écrivain, universitaire, homme de lettres et ancien ministre, notamment à propos de l'un de ses livres sorti en 2010
: La révolution de l’amour. Pour une spiritualité laïque.
En ce mois de mai, et comme chaque année aux environs du 9 mai, avait lieu la semaine de l'Europe. L'organisation de l'Europe est d'une actualité
brûlante. Car c'est bien au travers d'une Europe revue et corrigée que nous pourrions résoudre bien des problèmes auxquels sont confrontés la France et d'autres pays européens.
Sur ce sujet, les réflexions de Luc Ferry sont d'une très grande pertinence.
VA :En 2012, nous avons commémoré les 20 ans du marché unique
(plus exactement l'achèvement du marché unique européen) : comment réconcilier les peuples, et en particulier les Français, avec le rêve européen (simples citoyens, industriels,
entrepreneurs, politiques…) ? Comment donner un nouvel élan au marché unique, favoriser l’économie sociale et la coopération en Europe dans un climat de saine compétition, tout en
accroissant l’efficacité économique dans ce contexte de défiance et, disons-le, de désamour, européen ?
LF : Il existe deux réponses possibles, à ce qu’il me
semble. Tout d’abord, il faut distinguer Europe et Union européenne. Il faudrait que nos politiques parlent davantage de l’Europe avant de parler de l’Union européenne, qui est un artéfact
compliqué, qui ne fonctionne pas très bien. On parle de la paix en Europe, mais les jeunes générations s’en tapent. La paix va de soi pour elles, et il n’est même pas tout à fait certain que,
faute de la connaître, elles n’aient pas une certaine nostalgie de la guerre.
Il faut plutôt mettre l’accent sur l’Europe en tant qu’espace de liberté, de
civilisation, d’autonomie à tous les niveaux : politique, juridique, familial, esthétique, etc. L’Europe, c’est d’abord et avant tout la civilisation de la peinture hollandaise, qui n’est
plus religieuse, et du mariage d’amour qui n’est plus imposé, pour évoquer deux symboles, bien plus encore que la civilisation de la paix. Quand on voyage, on est frappé par le fait que nous
vivons, non seulement dans un espace de prospérité incroyable, mais plus encore dans un espace de liberté inimaginable ailleurs. Parler de paix à des jeunes de 15 ou 20 ans qui n’ont jamais connu
la guerre n’a pas grand sens. Parler de prospérité à des jeunes Européens touchés de plein fouet par le chômage (50% des jeunes espagnols sont chômeurs et quittent le foyer familial en moyenne à
31 ans et il y a, même chez nous, 20% de chômage chez les jeunes !) n’est pas fait pour les convaincre non plus.
La deuxième réponse consisterait à expliquer pourquoi l’Union européenne est
importante : l’union européenne étant entendue ici comme l’infrastructure, le support de la civilisation européenne. Si l’Union explose, cette civilisation risque tout simplement de
disparaître. Tant que l’Inde et la Chine n’étaient pas des acteurs importants du monde capitaliste, de la mondialisation « libérale » au sens où nous l’entendons aujourd’hui, tant que
les BRICS ne comptaient pas, l’Europe pouvait vivre assez tranquillement dans un certain libéralisme économique, dans une politique du laisser faire, laisser passer. Mais aujourd’hui, ne pas
avoir de politique sociale, économique et monétaire européenne est juste absurde. Une zone euro avec 17 taux d’endettement différents, donc 17 taux d’intérêt différents sans politique monétaire
commune est un non sens.
L’enjeu, aujourd’hui, serait de réussir à créer une véritable Europe fédérale, au moins sur
le plan monétaire et économique, avec un ministère des Finances européen, avec une BCE (Banque Centrale Européenne) aux ordres de ce grand ministère des Finances capable d’émettre des
eurobonds. Cette solution permettrait de sortir de la crise. Nous en sommes incapables aujourd’hui par manque de courage, de lucidité, par repli sur les intérêts nationaux, et parce que nous
n’avons pas de grand leader européen, ni en France, ni en Allemagne. Il faudrait que le couple franco-allemand décide de bâtir une Europe fédérale avec les autres Etats, car la crise de
l’euro est évidemment due au fait qu’il n’y a pas de souverain derrière l’euro. Derrière le dollar, vous avez l’armée américaine. Derrière l’euro, vous avez 17 pays qui se tirent la bourre sur le
plan fiscal ! Ce n’est pas viable. Cette absurdité ouvre la voie à toutes les critiques, et finit par ouvrir un boulevard aux extrémistes qui veulent sortir de l’Union. Il faut, au
contraire, plus d’Europe, une Europe fédérale, tout au moins sur les plans économique, social et monétaire. C’est vital si on veut éviter le déclin, non pas de l’union européenne, mais de la
civilisation européenne.
Avez vous lu, dans ce contexte, le rapport de l'ONU sur les mariages forcés dans le
monde ? Une fille sur trois est mariée avant d’avoir atteint 18 ans et, d’ici à 2020, on estime que 142 millions de petites filles seront mariées de force si les tendances actuelles se
poursuivent. L’Europe, c’est ce qui a permis de se préserver de cette catastrophe que représente le mariage forcé pour les filles (pour certaines avant l’âge de dix ans). En plus de subir des
viols précoces, des problèmes de santé liés aux MST, ces enfants n’auront jamais accès à l’instruction, ni l’occasion de se forger un destin autonome. Si j’étais un homme politique, c’est de cela
dont je parlerais : de ce que l’Europe représente en termes de liberté et de possibilités de vie par rapport au reste du monde. Mon propos n’est pas de stigmatiser les autres, mais de
savoir ce que nous voulons comme modèle. Si nous pensons qu’il n’y a pas d’homme libre sans femme libre, il faut expliquer la signification de la civilisation européenne avant de rentrer
dans les questions techniques liées à l’UE.
Que s’est-il passé en Europe pour que nos filles soient préservées de l’horreur du mariage
forcé ? Quelles sont nos valeurs ? Comment les défendre et les proposer au reste du monde ? Je ne parle pas de les imposer ; nous ne sommes plus aux temps de la colonisation…
Ce n’est évidemment pas en parlant des eurobonds ou de l’indépendance de la BCE qu’on séduira les foules. Même si ce sont des questions importantes, il faut d’abord parler en termes de
civilisation et de valeurs. L’Europe a un modèle à proposer : elle a créé un espace de liberté et de bien-être à nul autre pareil dans l’Histoire, pas même aux Etats-Unis où il existe une
« misère noire », sans protection sociale, et un rapport à la laïcité qui n’est pas le même que le nôtre. On n’imagine mal sur nos euros : « In God we trust ». C’est
cela qu’il faut faire passer quand on parle de l’Europe.
D'autres sujets passionnants sont abordés tels les relations humaines, la fin de l'histoire - thème développé par Francis Fukyama -, et l'influence des grands
médias.
Vous pouvez lire le compte-rendu complet de cette intervention en cliquant ou recopiant dans votre barre d'adresses le lien ci-dessous.
http://lesdialoguesstrategiques.blogspot.fr/2013/05/luc-ferry-il-ny-pas-dhomme-libre-sans.html